La Quadrature

Une nouvelle géométrique

La Quadrature est publiée en complément du Temps, aux Éditions Glyphe.

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LA QUADRATURE

Vendredi
Aujourd'hui, lorsque j'ai ôté le tissu qui protégeait l'esquisse de la poussière, j'ai remarqué un détail étrange. Quoique de cette composition géométrique il n'y a rien à dire, il en émane un petit rien très réussi. Encore peu avancée, elle n'en est qu'aux premiers aplats, mais déjà cela flatte l'esprit. Les figures géométriques sont disposées de façon très classique et très stricte. Deux carrés, deux triangles opposés, un rectangle, quelques lignes... Rien n'a changé. Les axes de construction sont bien là. Chacun est à sa place. J'ai senti un frémissement du papier qui ne devait rien au vent qui, de toute façon, est rarissime dans l'atelier. Il se passait assurément quelque chose au ras du papier, quelque part dans la mince zone de contact entre les deux dimensions du dessin et la troisième où je vis. Deux figures semblent émettre un rayonnement discret, comme un halo de clarté, un enjolivement imprévu, rien qui puisse se dire clairement. C'est à peine visible mais sans ambiguïté : un carré bleu de six centimètres et un cercle rouge d'un diamètre à peine inférieur sont nimbés de mystère. Douze centimètres environ les séparent. Il n'est pas commun que les dessins prennent vie, mais cela arrive parfois. Il y a dans le tracé une magie qui souvent ne se révèle qu'une fois l'oeuvre achevée. Parfois le miracle advient au cours du processus de création. J'ai décidé de garder l'esquisse. Plus question de la jeter.
L'après-midi, je constate, double décimètre en main, que l'intervalle entre les deux figures centrales a sensiblement diminué : cinq millimètres de moins. Un doute m'envahit... Si ce dessin prend vie avant que je l'aie accompli, sera-t-il encore mien ? Et comment concilier mon exigence de l'oeuvre à réaliser avec la fantaisie qui prend soudain ma création ? Comme il est tard et que c'est vendredi, je laisse les choses en place.

Lundi
Il s'est passé quelque chose au bureau, ce week-end. Je ne reconnais déjà plus mon oeuvre. L'esquisse a bougé. La déformation s'est accélérée. Le carré a pris du gîte et le cercle est ovalisé. Il a désormais du ventre. Un peu. Je n'ose intervenir dans ce qui m'apparaît comme un véritable miracle et c'est tout interloqué que je vais déjeuner. Vais-je assister à l'union du cercle et du carré ? C'est l'un des mythes les plus secrets de la géométrie. Nul ne l'a jamais vu. Pythagore le signale, et Fermat aussi ; mais aucun maître ne l'a décrit. La quadrature du cercle reste, encore aujourd'hui, un mystère.

Mardi
La table à dessin est devenue le sanctuaire de l'indicible. Si j'approche mon oreille de la feuille, et cette audace m'excite au plus haut point, je perçois à peine, mais avec assez de clarté, le frottement de la géométrie sur le papier. C'est comme si les molécules grinçaient de cette translation non lubrifiée. Le papier râpe et j'entends le cercle geindre à chaque mouvement. Au soir, alors que, je le sais, je n'ai rien fait de la journée, la distance séparant mes deux héros (car ce sont des héros, n'est-ce pas ?) a fortement diminué. L'attirance mutuelle de ces êtres plats et réguliers est évidente.

Mercredi
Je suis inquiet pour ce qui est devenu, malgré moi, un élevage de figures. Voici que, ce matin tout le dessin s'est éveillé à la vie et que tout ce petit monde se déplace, chacun selon son bon plaisir ou une logique que je ne perçois pas. Aujourd'hui, l'aspect même des deux protagonistes a changé. Le carré a viré indigo et le cercle arbore un coquet rose tyrien. Je note que la modification des couleurs suit les règles de la synthèse soustractive. Je n'ai donc pas affaire à une réaction chimique. Ainsi la physique commande la géométrie jusque dans ses émois les plus doux. Le chant d'amour du carré est désormais très audible et je cherche à deviner comment ces pauvres figures planes peuvent émettre des sons. C'est sans doute une mise en résonance de la structure intime du papier. Le cercle fait écho et danse autour de son centre, ce qui lui donne un aspect changeant car, il faut le dire, il n'est plus guère rond. Sa danse, infiniment lente, procède par déformations infinitésimales de son périmètre et infimes variations de son aire. Son ventre a pris de l'importance. Il est parcouru de doux reflets violets du plus bel effet. Il y a de la gestation dans l'air et c'est bien à un couple adultérin que j'ai affaire. Un carré et un cercle ! C'est contre nature ou bien est-ce toujours ainsi que se calcule la quadrature ? J'entends déjà les formules arithmétiques se plaindre de la situation. Et à quoi servirai-je, me demande Pi, si le cercle a tous les droits ? C'est moi qui le commande, dit-il, ne l'oublions pas. Cet après-midi, c'est la Triangulation qui m'a alerté : Cosinus et Sinus s'inquiètent : les déformations du carré lui rendent la vie impossible. Quatre angles qui ne sont plus droits et leur somme ne vaut plus guère un cercle. La Tangente a perdu son repère. Elle m'avertit que sans elle, c'est l'Occident qui s'effondre, et sans angle droit, il n'y a plus de Civilisation. Qu'importe l'Occident pensé-je. L'amour de la géométrie est bien plus fort. J'ai rangé la table trigonométrique, la règle à calcul et le rapporteur. Autant éviter les ennuis.

Jeudi
Il y a de l'agitation chez l'autre carré et le rectangle. Ces deux-là sont furieux de tenir la chandelle. Je songe un instant à les mettre à la poubelle. Me conduirai-je en tyran ? J'hésite, puis renonce. On verra. Mes outils aussi manifestent une inquiétude certaine. L'équerre rue et renâcle à tracer. La règle aussi, rechigne aux parallèles. Je sens la vexation de ces gens-là.

Vendredi
Le dessin comporte, je l'ai dit, quelques droites dont le rôle, éminemment important, était de structurer l'ensemble. La droite AD que j'ai représentée par des traits-points car c'est un axe ; et son destin est de disparaître enfin, la droite se trouve subitement prise en sandwich entre les deux parties : je la vois qui, déjà, se change en tangente : les traits-points se rejoignent et bientôt AD sera transformée en ligne pleine et régulière. C'est tout à son intérêt. La tangente restera dans le tableau final, si tableau il y a, tandis qu'une banale ligne de construction.... La tangente est une pièce importante en géométrie. J'ignore son rôle dans l'affaire mais force est de constater qu'AD n'a guère le choix. Les droites sont infinies et celle-ci doit finalement le regretter amèrement. Elle n'a pas d'échappatoire et il faut bien qu'elle traverse le calque de part en part.
Je recouvre au soir le dessin d'un épais carton noir, pour tenir les figures tranquilles. Je ne veux pas rater l'événement.

Lundi
L'impatience m'a taraudé tout le week-end. Je suis au bureau dès potron-minet. Plus besoin du double décimètre : le contact entre les deux figures est pour bientôt. L'intervalle se réduit d'heure en heure, lentement mais sûrement. Le carré vibre de contentement tandis que le cercle lui répond par des gonflements et des déformations qui trahissent à coup sûr ses émotions. Ces petites créatures ont beau être simplissimes, elles parviennent, comme tout le monde, à émouvoir. La géométrie a le don de cacher sa beauté, qui ne nous est révélée que lors d'occasions exceptionnelles. Ou bien suis-je la victime d'une hallucination ?
Mais un intrus s'interpose entre les deux amants. D'où est-il sorti, celui-là ? Ce traître est un triangle jaune que je n'ai, j'en suis sûr, jamais dessiné. La triangulation a encore fait des siennes. Elle a envoyé un espion. Il suinte la haine, et darde son angle pointu. Le voici qui rampe vers le lieu de la rencontre. Il se déforme sans cesse, pour se hâter lentement. Triangle jaune, tu es Iago ! Ah, le Traître ! Ah, le Méchant ! Mon cercle empli de son désir en tremble de terreur et le carré se plie avec vaillance mais jamais il ne ressemblera à un triangle et jamais ne parviendra à pointer suffisamment ! Son quatrième côté le handicape lourdement. Il gonfle ses flancs pour tendre vers son aimée qui, elle pousse son ventre rond mais rien n'y fait. Mes figures sont lentes.
La droite AD, rouge de honte d'être ainsi prise à témoin de cette échauffourée lubrique se tord dans tous les sens, mais peine perdue, son infinité la condamne à rester coincée entre les figures énamourées. Le triangle passe de l'isocèle au rectangle et attaque en se faisant équerre. Il va, j'en suis sûr, percer le ventre de mon pauvre cercle qui n'en peu mais, tout gonflé qu'il est, de désir sans doute. Les triangles sont les gardiens de l'ordre. Tandis que les cercles, à la perfection absolue, se laissent aller à des déformations, ils abusent de leurs angles et de la rigidité qu'ils leur confèrent. À la mollesse du cercle répond la rudesse du triangle. Et cette très vieille et très ardente jalousie du triangle sur le cercle, figure plus mystérieuse encore dont jamais on ne sut la circonférence exacte s'exprime ici dans toute sa violence. Cette emphase ne saurait cacher qu'ici un drame se noue.

Mardi
Qu'est devenu mon dessin ? Un vaste lit d'amour et de bataille, un charivari fauve, où les couleurs se mélangent en camaïeu de mauve. Mes tourtereaux ont, c'est clair, bien mené leur barque et l'amour dans la géométrie est plus gai qu'on ne l'aurait imaginé. La jalousie aussi. Et moi je n'ai rien fait de la semaine que les observer. Là, je dois prendre une décision : chasser l'intrus, mais comment ? D'où sort ce jaune citron, acide et révoltant. Es-tu le mari cocu ? Ah, Iago, l'affaire manquait de tragique, mais te voici, ignoble figure pointue !

Jeudi
C'est au cours d'une nuit agitée que me vint l'idée ! Mais oui, c'est évident, et fort simple ! Pas la gomme, non, qui laisserait du jus de couleur citron sur le papier, ce qui, sait-on jamais, pourrait être fatal au dessein final. Le jaune et le violet ne s'accordent guère tant ils sont opposés. Je saisis un crayon et, Iago devenu triangle rectangle, signe infaillible de son allégeance à la table des sinus, j'écris, juste dans son dos, sans qu'il m'ait vu venir, d'une main fiévreuse, la très antique et très merveilleuse rune de Pythagore : h2=a2+b2.
Le jaloux s'effondre comme foudroyé, ce qui, s'agissant d'une figure plate, est un peu long à expliquer. Le théorème a eu raison de l'assaillant et, déjà, il lui pousse sur chaque côté, un petit carré. Et bientôt je peux vérifier que celui de l'hypoténuse est bien égal à la somme de ceux des deux autres côtés ! Iago, tu es défait ! Tu n'as plus d'angle aigu ! Te voici aussi inoffensif que le lionceau à la tétée.

Vendredi
Ah, quelle soirée j'ai vécu ! À peine ai-je pu fermer l'oeil. Ce matin, le cercle et le carré sont partiellement superposés. Le résultat en est une partie brillante, assez informe encore, mais dont la couleur tend à virer doré. AD sert désormais de corde au cercle et de médiane au carré. Et je vois, au cours de la journée, le cercle se comprimer et s'adapter aux angles du carré qui lui-même s'efforce de s'étaler. Il règne sur la feuille de papier comme une ambiance de fête. Les figures sont en beauté et s'apprêtent à la cérémonie. AD joue les starlettes et profite de son infinité pour renseigner les autres qui se sentent soudain trop loin et n'ont guère le temps de rendre à l'invitation. Elle s'étend désormais au delà du papier et ne s'achève, joyeuse, qu'à l'horizon. Là, toutes les parallèles, ses soeurs, la rejoignent et réclament des nouvelles. Les triangles verts jouent une musique d'avant garde, céleste et méticuleusement calculée, tandis que Iago s'occupe à se dépatouiller de ses carrés.

Samedi
Je ne suis pas rentré, cette nuit. À peine ai-je dormi une heure sur un coin de bureau. C'est vers minuit que c'est arrivé. Il y avait grand remue-ménage sur la feuille mais la quadrature du cercle, celle que personne n'a jamais vue, eh bien, moi, je l'ai observée. Les deux figures parfaites se sont superposées, le carré parfaitement ajusté au cercle, ses angles dépassant aux quatre points cardinaux. Leurs surfaces exactement égales se sont répondues par moult courants d'ondes violettes, et j'ai distinctement entendu le chant d'amour du carré pour le cercle tandis que la formule exacte de la quadrature apparut en lettres de nuées. Puis tout ceci a disparu, ne laissant sur le papier que le souvenir de l'acte d'amour et de son achèvement.

- Ah, mon carré, dit enfin le cercle, je suis pleine de toi. Je te contiens exactement. En moi tu es inscrit et je te circonscris.

Et de son périmètre enfin régulier, s'échappa aux quatre coins du dessin, portée par le vent invisible de la géométrie, une nuée de confettis, foultitude immense de petites formes vives, multicolores et agitées.

La page se trouva alors couverte de figures parfaites et de toutes les couleurs, qui tournaient à perdre haleine, une sarabande de quadrangles, de losanges et triangles de toutes sortes, segments de droites et petits rectangles, cercles et ovales et même des pentagones qui sont l'aristocratie des figures géométriques. Et je ne mentirais pas si je disais que j'ai cru voir, en cette nuit de pleine lune, voler au ras du papier, un icosaèdre en goguette.

© François Martini 2003

 
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Je suis un héros / Les Chinois