Chantiers de papier
Trois extraits 1/3
Voici le premier chapitre :
Un matin de la fin du siècle dernier, je me rendis en voiture à l'aéroport du Bourget, pour un concours d'embauche. Dans un hangar glacé, tôt dans le brouillard de juin, seul parmi quatre mille humains anxieux, on se sent petit. J'entrai dans le monde des petits. À une table d'écolier, transis sous le plafond immense, nous guettions l'instant de la révélation : trois cents questions. Il fallut bien y répondre. C'était comme à un concours de pêche à la ligne. Un test affreux, imprévisible, trois cents petites surprises. Trois cents pièges. Des questions sur tout et n'importe quoi, il n'y avait pas de programme.
Quatre mille personnes sont bien peu de choses, à l'échelle de l'aéronautique. Aspirants gratte-papier, nous prétendions à un emploi de guichetier. Eux, oui ; pas moi. Je faisais semblant, je croyais faire semblant. Je ne m'y voyais pas vraiment, derrière un guichet. Enfin, je me croyais au-dessus. Jamais je n'eusse voulu m'astreindre à pareille routine, mais un bête manque d'argent m'avait mené là. Je vous passe les détails, qui sont sordides, l'humilité des candidats, leur air inquiet, l'état de demi-sommeil après deux heures d'attente, la fatigue d'être venu de loin, le froid perçant des gares de banlieue, l'errance sur le tarmac antique, la foule qui se presse, les égarés en panique, les courants d'airs et le plafond si haut. Aucun gagnant dans cette galère, rien que des malheureux, des quêteurs de mieux-être, des pauvres gens. C'est un concours de perdants, une épreuve à la mesure de ceux que la vie décourage, qu'une sécurité un peu triste attire, qui jamais de leur vie ne chercheront à briller. Je n'avais pas prévu de me retrouver des leurs, mais, de fait, j'en étais. Nous attendions que l'on distribuât les sujets. Après, j'ai oublié. Pas le temps. J'ai répondu à toutes les questions, comme un fou, très vite, sans réfléchir.
Le marché du travail était minable à dix ans du second millénaire de l'Occident chrétien. Les Trente Piteuses, c'est ainsi que l'on nommait les années giscardomitterrandchiraques, les Trente Piteuses, disais-je, exténuaient le peuple. Trop de galères sociales, c'est assez. Une Europe de gangsters se concoctait à Bruxelles, la France mourait de consomption : un essorage national. Notre guerre mondiale à nous, post-baby-boomers, s'est appelée : la crise économique. Joli nom qui fit la fortune des magazines. Des millions de destins passaient à l'as. On pouvait vouloir échapper au désastre, sans honte, vraiment. La France produisait alors en abondance des jeunes gens formatés, dociles, résignés, juste ce qu'il fallait pour écraser l'emploi par le chômage. À moi qui n'étais plus si jeune, il m'en fallait bien un, d'emploi. Voilà ce qui m'avait mené dans ce hangar un petit matin de juin de 1992. D'avions, il ne sera jamais question ici. On n'en parlera pas. Tout le reste sera plus modeste. C'est un récit très terre-à-terre que je vous offre là, une sorte de roman réaliste un peu académique, à la mode d'aujourd'hui. Les hangars n'auront servi qu'à donner un peu d'allure à l'événement. Ils resteront un dernier souvenir d'une grandeur que je n'aurai jamais atteinte.
Trois semaines plus tard, un carton rose, taillé à la mesure d'une enveloppe normalisée, et reçu à domicile par la poste me convoque à l'oral. J'y vais ému. J'attends mon tour et, là, je débite un topo bien tempéré. Le sujet de l'interrogation est épatant, un truc bateau à propos du tiers-monde et de la pollution. Je sers une vision pessimiste et responsable, distillée dans le ton de ces années quatre-vingt-dix : le monde de demain sera celui de l'entreprise. La France touche au fond de l'abjection morale, en ce temps-là. Le président Mitterrand est encore sain, croit-on : le cancer qui le ronge est secret. La République ne sait plus même assurer une vie décente à ses ressortissants, alors le tiers-monde et la pollution, cela intéresse qui, au juste ? J'ai senti mon esprit s'éveiller comme saisi par un charme. C'était fort loin de ce que j'imaginais être un entretien d'embauche. Je brodai sur Bob Dylan qui, craignant l'apocalypse après l'affaire des fusées soviétiques, chantait And it's a hard, it's a hard, a hard rain's a gonna fall Quel endroit merveilleux est-ce donc que celui où l'on demande au candidat de commenter la marche du monde ? Ainsi était-on ici disposé à écouter mon avis ? J'étais étonné de la qualité de l'entretien J'avais un auditoire réduit mais attentif. Je mêlai Gandhi et Dylan, le pétrole et la Révolution. Quel bonheur Je n'ai pas eu le temps de demander quel rapport tout cela avait avec mon futur métier ; mais avec l'ancien, je savais : aucun.
Le juré principal s'exprime dans un français châtié, tout coloré des ocres de la Provence. Un charme, encore. Qu'est donc venue cette dame se perdre dans ce béton de grande banlieue ? Elle m'écoute, me questionne et me propose alors ceci : mon exposé n'était pas mal, dit-elle, je n'aurai probablement aucune difficulté à être admis à l'embauche, mais je suis architecte et l'établissement aurait grandement besoin de moi. Une mission à l'immobilier C'est assez spécial, il y aura beaucoup à faire. On m'a demandé de vous en parler Nous rénovons Votre savoir-faire Cela vous intéresserait-il ?
Cette question ! Échapper au client ! Passer au parti de la commande, être le Maître de l'ouvrage Et dans le secteur public, en plus ! Pour le compte de l'État ! Le plus riche des clients ! Celui qui dit la loi ! Être ce client Être l'État ! L'État L'exaltation d'appartenir à l'État
- Ne vous bercez pas d'illusions, Monsieur l'architecte, nous avons des directeurs qui sont très jaloux de leurs prérogatives, tout sera toujours décidé à l'avance. Vous ne serez jamais qu'un exécutant.
Sourires, accord.
- Oui, Madame, mais cela me mettra le pied à l'étrier. C'est une autre vie
Au sortir de ces infâmes années de médiocrité sociale, une dame affable me proposait un emploi régulier alors que, justement, j'en cherchais un ! Un miracle !
- Je vous remercie, Madame, cela m'intéresse Oui, beaucoup. Vraiment.
- Ce n'est pas moi Vous serez convoqué Au revoir, Monsieur l'Architecte.
Quelle surprise ! Si je m'attendais à cela ! J'en restais coi. La vie facile me tendait enfin les bras Me voici aussitôt embauché par cet établissement public, « à caractère administratif », qui m'affecte au service Immobilier de la délégation régionale de l'Île-de-France, comme agent ordinaire, pas au grade le plus bas, mais pas bien haut : petit cadre. En ces années-là, c'est comme un privilège. Le salaire sera modeste, mais honnête, et, surtout : régulier. C'est tout nouveau pour moi. Je vais, enfin, à la quarantaine, consacrer mes nuits à dormir. Fini l'angoisse. Avenir radieux : Victoire !
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