Chantiers de papier
Trois extraits 3/3
Et le chapitre 68
Pour mon premier congrès, je suis gâté. Ce matin, je n'ai pas compris la moitié de ce qui se disait autour de moi. Autant c'était simple hier et parfaitement cadré par le concept de lutte des classes, autant ce matin je patine. L'hypoglycémie n'y est pas pour tout, je plonge dans la problématique intestine. C'est servi froid, sans mise en garde, au vinaigre. Ça fait drôle.
Il y a de la rancoeur chez les camarades. Selon eux, ils ont tout fait, mais notre syndicat reste toujours le canard boiteux de l'équipe. Je n'y comprends goutte. Ne sommes-nous pas tous du même ? Eh non. À la pause-café, Christelle m'explique :
- Nous, nous sommes un syndicat d'agents de l'établissement. Nous représentons un secteur. Il y en a deux autres : les fonctionnaires du ministère, ce qu'on appelle les services centraux, et les agents des autres établissements, qui sont des petites structures, rattachées au ministère, mais qui n'en font pas vraiment partie. Nous avons cet inconvénient, presque une tare : nous ne sommes pas, nous, agents de l'établissement, des fonctionnaires titulaires.
Décidément, à tous les niveaux, et même ici, l'amour de la complexité règne en maître. Ne pas faire simple, tel semble être l'objectif permanent du fonctionnaire de base. Pourquoi le syndicat dans son ensemble - car au fond il s'agit d'une seule entité politique même si juridiquement elle est constituée de petites cellules indépendantes - pourquoi ce syndicat n'est-il pas plus homogène ? Ce serait bien plus efficace, enfin peut-être pas, tout dépend de qui le domine. Les fonctionnaires ont plus de poids politique que les simples agents de l'État.
- C'est comme une hiérarchie nobiliaire, me dit Christelle. Les fonctionnaires sont une élite, ce sont les chimiquement purs, comme on dit. Ils ont comme une supériorité sur les autres. Ils côtoient le ministre même s'ils ne sont, en général, que des subalternes.
- Et les hauts fonctionnaires ?
Elle rit.
- Au syndicat ? Il n'y a pas de risque ! Dès que l'État sait que tu es syndiqué, toutes les portes se ferment. Un haut fonctionnaire chez nous, c'est un traître ! Tu ne risques plus de te retrouver au ministère ! À la limite, on te suggérera de muter dans une municipalité, et encore ! Tu as plus de chances de te retrouver placardé, on t'attribuera un poste de responsable administratif dans un office d'HLM, au mieux ! Mais ça, c'est pour les fonctionnaires. Nous, nous n'en sommes pas. Nous ne sommes que des agents non titulaires et, pour eux, les vrais, de la vraie Fonction Publique, c'est une grande différence. Aucun agent de l'établissement n'est haut fonctionnaire ou bien il est seulement détaché chez nous puisque l'établissement n'est pas de la Fonction Publique. Quoique nous soyons plus nombreux, ils ont la préséance. Ils sont les serviettes, nous les torchons. Les autres, le secteur des services extérieurs, ce sont des fonctionnaires pur sucre, mais ils ne sont pas dépendants du ministère, alors ils sont de second choix, si tu vois le truc. Nous, c'est le troisième. Il y a pire, les temporaires.
- Mais je suppose que rien n'est officiel
- Surtout pas, d'ailleurs, c'est bien ce qui les embête. Si Gisèle, que tu as vue hier, ne revient pas sur sa démission, ils perdent la face car ils n'ont personne d'autre à proposer. Dès lors, il n'y a aucune raison de refuser une candidature hors ministère, mais ils ne le supporteraient pas et cela menacerait l'existence même du syndicat.
Mais nous, nous sommes meilleurs. Au moins, sur ce point, tout le monde est d'accord. Antoine lance un regard noir à la ronde. Françoise regarde la mer, pensive. Ça bouillonne dans les têtes. « Ils nous gonflent, les gars du ministère, dit Antoine. Marie-Jo va se proposer pour remplacer Gisèle. Elle peut, elle en a les moyens, politiques et intellectuels. Mais aux autres, ça va déplaire. Et puis, nous, ça ne nous arrange pas. Je prends ma retraite l'an prochain, elle me remplacera. Le pire, c'est que personne ne veut la place de Gisèle. Ils vont nous faire une pendule, simplement parce qu'ils n'assument pas leurs contradictions, d'ailleurs, ça fait des années que ça dure. C'est certain. Ils ont jusqu'à demain soir, après : crac, tout se délite ou se ressoude. Demain soir, nous devons élire le président du congrès, qui le restera jusqu'au prochain, dans trois ans. S'ils ne sont pas prêts, c'est la crise ouverte. Il faut un chimiquement pur* * * La mer, ou plutôt la grève, au bas de la colline, nargue les congressistes. Le café de la machine est trop doux. Le soleil est sorti et, dans cette région, il faut en profiter. Les collègues de Marseille sont arrivés le coffre rempli de pastis. La pause-café tourne à l'apéro. Le déjeuner ne sera servi qu'à une heure. Ça laisse le temps d'en prendre un autre, après la discussion. Le pessimisme du début de la matinée se dissipe lentement. Le petit groupe rassemblé autour d'Antoine Poloppe monte un plan de bataille, qui sera proposé cet après-midi au congrès. Pendant ce temps, le pastis fait son office. Petite ivresse de fin de matinée.
- Soyons clairs, dit Apé, nous sommes majoritaires mais pour des raisons de bienséance, nous devons faire semblant de ne pas l'être. Nous allons donc suggérer à l'autre équipe la candidature de Marie-Jo, mais l'air de rien, sans y toucher, juste pour rendre service. Ainsi, sans insister, aurons-nous mis un pied dans la porte. Il leur restera deux jours pour se retourner, à condition de reporter le vote à vendredi et de tenir le congrès sans présidente. Entre-temps, il faut câliner Gisèle pour qu'elle accepte de rempiler. Pas question de gâcher le congrès avec cette histoire.
L'ordre du jour est la réforme de l'État qui, selon la direction du syndicat, est en cours. C'est en effet un serpent à plumes éternel, que les médias ressortent à chaque creux de l'actualité, mais ici on se méfie, et des médias, et de l'État. L'État actuel est celui que De Gaulle a négocié avec les communistes en 1948 et il est sévèrement attaqué, c'est le moins qu'on puisse dire, par l'intelligentsia politique, qui le remplacerait bien par un État minimal ou, au moins, sérieusement déglacé, et plutôt à l'antigel qu'au vinaigre balsamique ! « Moins d'État », cela sonne bien, ça fait chic, c'est libéral. L'ordre du jour est passé à l'as, pour ce matin, tout le monde l'a oublié.
Pendant qu'Antoine planche sur la déclaration de principe qui visera à piquer l'amour-propre des collègues du ministère, Marie-Jo, la candidate malgré elle, dirige la séance. C'est son dada, la réforme de l'État. C'est la dernière chance : l'État tel qu'il est encore aujourd'hui permet l'existence des syndicats. Dans le privé, ils sont déjà laminés. Nous sommes des survivants. Elle explique :
- Trois points sont en discussion aujourd'hui au ministère : la question des retraites qui nous pend au nez, c'est-à-dire que bientôt vous les verrez diminuer, sans qu'on nous ait demandé notre avis, pour vous inciter à cotiser dans le privé. Deuxième point : le statut de l'établissement fera l'objet de négociations l'an prochain. Vous savez que le statut actuel est déjà une édulcoration du premier. Le prochain sera encore plus fade ; et c'est carrément la relative sécurité d'emploi dont nous bénéficions tout de même qui en est l'enjeu. Troisièmement : le passage de nos missions au privé. Aujourd'hui plus de trente pour cent des collègues sont des extérieurs, soit des contrats précaires, soit des sous-traitants externes que nous payons aux honoraires et à prix d'or, ou bien avec un lance-pierres avant de les laisser tomber. C'est l'injustice complète. L'État multiplie les inégalités. C'est beaucoup trop et cela préfigure un type d'organisation que nous refusons à tout prix : celui dans lequel les agents de l'État ne seraient plus que les contrôleurs d'un réseau de prestataires. Ne nous leurrons pas, le processus est en cours : déjà de nombreux collègues sont en poste dans les mairies, ce qui n'est pas leur place, auprès d'associations, et dans les régions où ils échappent à l'établissement. L'État renonce à ses prérogatives au profit des régions et, dans le même temps, il délègue sa souveraineté à l'Europe de Bruxelles et Maastricht. Ce faisant il nous pulvérise. Nous ne sommes plus rien. C'est contre ces basses manuvres que nous devons orienter toute notre activité pour les années à venir. Il en va de notre survie en tant que syndicat ; et même en tant qu'agents de l'État.
Après deux heures de ce genre de discours, nous passons à table. Pas de temps pour l'apéro, les serveuses insistent : « Ne prenez pas trop de retard, nous ne saurions comment faire, à quatorze heures, nous ouvrons le bar, quoiqu'il arrive ». À table, le syndicat ! La moitié de la salle à manger reste pourtant vide. Les autres ressassent leur malheur. Les voici enfin, mine sombre, il torve, il y a de la rumination dans l'air. Chez nous, l'appétit va, tout va. Nous avons réglé notre part et, à la reprise, nous voterons la candidature de Marie-Jo. Ah ! la bonne blague ! Nous voici tout légers ! De la salle et, bien sûr, nous avons les bonnes places, celles du côté de la falaise, et non vers le quai de livraison, la mer brille, c'est le grand beau, c'est l'hiver lumineux, la vue porte jusqu'aux maisons blanches, sur la pointe, il règne une atmosphère de vacances. Le vin y aide, nous sommes tous frères.
Dans ces moments, on se sent invulnérable. Ah, quelle belle équipe ! Tous ces gens intelligents, qui savent tenir un raisonnement, qui savent s'écouter les uns les autres, se répondre à leur tour, construire un exposé, convaincre, débattre, organiser, dans la hiérarchie de l'établissement, en général, ne sont rien - et les rares qui soient de quelque importance sont placardés. L'établissement déporte ses plus fameux éléments dans les syndicats, si je comprends bien, et préfère se passer de leurs services. C'est la conjuration des imbéciles
« Eh, le nouveau, t'as du vague à l'âme ? » me lance Christelle, qui mène la conversation à la tablée. Mes mauvaises pensées me rattrapent sans cesse. Pourtant, tous, ici, sont plus ou moins comme moi : en porte-à-faux dans leur structure professionnelle. Tous ont renoncé à progresser. Les carrières exceptionnelles, ces sucres d'orge pour cadres ambitieux, ne sont pas pour eux. La seule voie possible, dès qu'on est syndiqué, c'est le syndicat qui la propose. L'établissement, lui, ne veut plus de vous. C'est acquis.
C'est encore Christelle qui m'informe. Là, c'est au café. C'est plus calme. C'est fou ce que le vin a comme effet sur les convives. Même les tablées de chimiquement purs se sont échauffées.
- C'est des jésuites, cette boîte, rien que des jésuites. C'est à croire qu'on a vidé les monastères. S'ils pouvaient nous envoyer à la messe, ils ne se gêneraient pas !
Elle charrie un peu, à mon avis, va pour les militaires d'Amédée Cauchon, mais les jésuites ! Qu'ont-ils à faire dans cette galère ?
- Rien, ils infiltrent. Ils organisent le monde à leur idée. Ce sont eux qui ont créé l'établissement, ils détestent la contradiction.
Ça, on le sait, mais qui donc est jésuite ?
- Veux-tu dire que ce sont des chrétiens qui commandent ? (je me méfie car tout le monde est peu ou prou communiste et croque du curé à chaque occasion).
- Non, non, des jésuites ! Des curés, ça, il y en a partout ! C'est une vraie baraque de défroqués !
La tablée est très agitée. Le sujet plaît. Chacun y va de sa connaissance, qui d'un ancien curé, qui d'un ancien militaire. À croire que toute l'Algérie française s'est déversée ici, aumôniers, bidasses et généraux, tous corps confondus ! D'ailleurs, il y a peu, très peu de collègues issus de l'immigration.
- Ils ne passent pas les concours, on les flanque à la porte à l'oral ! dit un camarade qui, justement, lui, est maghrébin.
- Et toi ? demandé-je.
- Moi ? Mais je suis fils de harki !
Deuxième extrait
Premier extrait