Chantiers de papier

Trois extraits     2/3

 

Voici le chapitre 31

    J'aimais d'ordinaire à profiter des après-midi, à considérer l'affairement des quartiers de petit commerce. Même en ces lieux massacrés à l'histoire brève et rude, j'aimais sentir l'agitation du monde. Je vivais des autres, par la grâce des prélèvements obligatoires, de la vanité ministérielle et de la chance d'avoir été là au bon moment. Peut-être les harangueurs des centres commerciaux vantent-ils encore aujourd'hui, comme avant, d'hypothétiques écrase-salade électromagnétiques à de jeunes mamans déjà grosses du suivant ? Ils sont pâles, ces encravatés. Le commerce qui fut la ruée vers l'or des années quatre-vingts a laissé bien des séquelles. Vendre, vendre, vendre ! Oui, mais vendre quoi et, surtout, à qui ?
Cela se passe ainsi : un portable sonne, le porteur de portable se met au garde-à-vous ; exécution.
    - Rapporte des pâtes. Et mon araignée au plafond, c'est pour quand ? Je vous attends à seize heures, j'ai deux mots à vous dire.
    - Oui, chérie, oui madame, oui, patron.
    Garde-à-vous, exécution. Cette bien-aimée laisse virtuelle, qu'on se fait voler comme un joyau, ce précieux ornement de parade pour coq de basse-cour résonne à tout bout de champ. La misère ne peut s'en passer. L'écrasement mental des employés est à son comble en cette fin de siècle. L'homme équipé d'un portable est le premier symptôme de la mutation du salarié en cyborg. C'est un esclave aux fers. Il adore. Il perçoit, en sus, un salaire.
    Dans le regard des mères des centres commerciaux se lit l'épuisement du monde. L'Amérique nous colonise par les banlieues. C'est la charge du cholestérol. La surcharge pondérale et le manque de repos composent un affaissement d'humanité à mon goût assez pitoyable. En pyjamas à jambes de poules, blêmes, regard vidé, le corps lourd des pâtes à trois sous, les mères, pourtant, donnent une vraie petite vie qui, elle, y croit. Elle s'émerveille de la machine à chewing-gums à glissière hélicoïdale. Les friandises multicolores parcourent un toboggan de plastique translucide. Les aînés applaudissent. Les mères poussent le landau. La petite vie gazouille. Le regard de la mère balaie l'enfilade des vitrines. Les autres mômes tirent, le chien pisse, la mère crie, le bébé pleure. La mère pousse encore. L'écrase-salade aura bientôt rejoint tout le bric-à-brac bon marché acheté par désoeuvrement. Ainsi se recyclent les allocations. Les après-midi de déambulations dans les galeries marchandes sont la clé du commerce de proximité. La mômerie piaille, court, tripote. La mère résiste un peu, puis cède, et achète enfin. D'ou vient que ces girondes adolescentes de la sortie du collège dégénèrent si vite en mères encombrées ?
Péril n'était pas classé monument historique. C'est dommage. J'aurais aimé qu'on puisse garder tout ceci tel quel, comme pris dans le formol et, plus tard, en organiser la visite : « Écomusée de la banlieue, Collections de miséreux. Vision de la catatonie urbaine. » Il n'y avait aucun endroit à mon goût à Péril-en-France, rien que de la surface de passage, du commerce, du parking.
    Cinq boutiques, deux fermées, un fast-food indépendant, des livres soldés, une épicerie orientale, tels étaient les commerces voisins. De la buvette au guichet de l'établissement, il n'y avait qu'un pas.

 

 

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