J'aime bien

Quelques extraits, pas toujours littéraires, que j'aime bien... beaucoup, ou pas.

 

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Un passage du Rivage des Syrtes, de Julien Gracq, étonnante parenthèse sado-maso, au milieu de ce roman onirique.

   - Tu ne veux pas parler. Nous allons voir. Tu l'auras voulu ! lança-t-il d'une voix rauque et basse. Fouettez-la.
   Dans la pénombre de la pièce il me sembla voir les yeux de la jeune fille noircir. Les mains liées au dos, on lui serra le cou dans un collier scellé assez bas dans le mur, puis un policier releva haut ses jupes par derrière et l'en encapuchonna. Il y eut un mouvement de fébrilité et de joyeuse humeur dans le poste. Belzensa ne prodiguait guère de tels passe-temps, banals pourtant à Orsenna où l'autorité avait la main lourde, et où une longue intimité avec les coups faisait qu'on les traitait avec une familiarité goguenarde. Mais quelque chose d'insolite, dans ce silence de tombe, arrêtait les plaisanteries habituelles.
   - Tu te décides ? siffla Belsenza entre ses dents.
   On entendait sangloter à petits coups sous le retroussis de linge, et je savais que maintenant elle ne parlerait pas. Le pire, pour elle, était passé : c'était ce licol de bête à l'encan, cette croupe jaillie des linges, rebondie de santé et à l'épanouissement obscène, qui bafouait maintenant le visage comme un rire gras.
   La croupe se zébrait de marbrures rouges, rebondissait sous les lanières avec un tremblement monotone. Un ennui gêné descendait maintenant dans la pièce ; il y avait erreur sur la personne : on eût dit qu'on fouettait une morte.
   - Assez ! fit Belsenza mal à l'aise, sentant vaguement que la scène me déplaisait. Va t'en et qu'on ne t'y reprenne plus !
   Le visage encore tout enflammé, elle tapotait maintenant sa jupe à petits coups, arrangeait rapidement ses cheveux avec une provocation d'indifférence puérile que démentait ses yeux brûlants et secs, qui sautillaient d'objet en objet comme sous une morsure insupportable, comme si la pièce toute entière eût été chauffée au rouge.

 

Deux extraits des Cosmicomics, d'Italo Calvino.

   Je préfère ne pas me souvenir du temps de la grande maladie. Jamais je n'aurais cru que j'y échapperais. La longue migration qui me mit à l'abri, je l'accomplis à travers un cimetière de carcasses décharnées, sur quoi une crête, ou une corne, ou un morceau de cuirasse, ou un lambeau de peau toute écaillée rappelaient seuls l'ancienne splendeur de l'être vivant. Et sur ces restes travaillaient les becs, les rostres, les crocs et les ventouses des nouveaux propriétaires de la planète. Quand je ne vis plus trace de vivants ni de morts, je m'arrêtai.

Sur ces hauts plateaux désertiques, je passai des années et des années. J'avais survécu aux embuscades, aux épidémies, à l'inanition, au gel : mais j'étais seul. je ne pouvais pas rtester là-haut pour l'éternité. Je me mis en route vers le bas.
Le monde avait changé : je ne reconnaissais plus ni les montagnes, ni les fleuves, ni les plantes. La première fois que j'aperçus des êtres vivants, je me cachai ; c'était une bande de Nouveaux, des individus petits mais puissants.
(Extrait des Dinosaures)

Des méduses transparentes affleuraient à la surface de la mer, elles vivraient un peu, et prenaient leur vol vers la Lune en ondulant. La petite Xlthlx s'amusait à les attraper en l'air, mais ce n'était pas facile. Une fois qu'elle tentait d'en saisir une avec ses petits bras, elle fit un petit saut et elle se trouva en suspension à son tour. Maigrichonne comme elle l'était, il lui manquait un peu de poids pour que la gravité, l'emportant sur l'attraction lunaire, la ramenât sur Terre : ainsi elle volait parmi les méduses, au dessus de la mer. Aussitôt elle prit peur, elle pleura, puis elle se mit à rire, et à jouer en attapant au vol les crustacés et les petits poissons, en portant à la bouche quelques uns et en les mordillant. Nous ramions de manière à rester derrière elle : la lune s'en allait en suivant son ellipse et traînant cet essaim de faune marine à travers le ciel, et une ribambelle de longues algues qui faisaient des boucles, et la fillette se trouvait donc au milieu de tout ça flottant dans l'air. Elle avait deux fines tresses, Xlthlx, dont il semblait qu'elles volaient pour leur compte, toutes tendues vers la lune ; mais en même temps elle lançait des ruades, elle frappait l'air de ses tibias, comme si elle avait voulu combattre ce mouvement qui l'entraînait, et ses chaussettes - elle avait perdu ses sandales en s'envolant - ses chaussettes lui sortaient des pieds, et elles pendaient, attirées par la force de la terre. Nous, sur l'échelle, nous cherchions à les saisir.
(Extrait de La Distance de la Lune)

 

Un passage de 99 francs, de Frédéric Beigbeder, que j'aime particulièrement :
Page 175

   Le soir, nous dînons avec quelques sous-tops sur un yacht de location. Après le dessert, Enrique Baducul parie mille dollars avec l'une d'entre elles qu'elle n'est pas cap' d'enlever sa culotte et de la jeter au plafond pour voir si elle y restera collée. La fille s'exécute et nous rigolons alors que ce n'est pas très drôle (sa culotte est retombée dans le plat de spaghetti). Le monde entier est prostitué. Payer ou être payé, telle est la question. Grosso merdo, jusqu'à la quarantaine on est payé ; après on paye les autres, c'est ainsi - Le tribunal de la Beauté Physique est dépourvu d'appel. Des play-boys à barbe de quatre jours regardent si on les regarde, et nous les regardons regarder si on les regarde, et ils nous regardent les regarder si on les regarde et c'est un ballet sans fin qui rappelle le « palais des glaces », une vieille attraction de fête foraine, une sorte de labyrinthe de miroirs où l'on se cogne contre son propre reflet. Je me souviens que, petits, nous en sortions couverts de bosses à force de nous foutre des coups de boules à nous-mêmes.

On sous-estime le côté houellebecquien de Beigbeder. Il y a pourtant, sous les bons mots et l'autodérision affleure toujours le désespoir. Comme Brice de Nice, Beigbeder est malheureux d'avoir tout, mais il sait pourquoi, comme Houellebecq.

 

   Un jour, au début des années 90, je reçois par la poste une lettre d'amour d'une certaine Virginie. Une lettre postée du quatorzième arrondissement, écrite au bic bleu sur du papier d'écolière, avec des ronds sur les "i" comme en font les jeunes filles à l'âge où elles rêvent de se les faire remplir. (...) l'auteur explique c'est à la suite d'un passage dans une émission de télé (...) Je n'ai pas répondu.

   J'avais même oublié lorsque, une année après, je reçois, toujours par la poste, un roman dédicacé d'une certaine Virginie, la même, moins les ronds sur les "i", mais cette fois avec un nom propre : Despentes. Un roman au titre explicite : Baise-moi ! où l'ex-lycéenne qui, visiblement, n'habitait plus chez sa mère, s'était inventé un passé sulfureux : violence, drogue, parfum de prostitution... avec en prime, juste pour bibi, son numéro de téléphone écrit à l'intérieur.
Une pro du pipe-show? Ni une ni deux, cette fois je prends mon téléphone et lui file rencart au café juste en face de chez moi, des fois que... (...)

   Arrivé en retard, exprès, histoire de maintenir la hiérarchie (c'est elle-même qui le demandait), je tombe sur une grosse vache assise en terrasse avec deux yeux globuleux et une dent jaune cassée sur le devant. Toujours poli avec les dames, en me penchant plus près pour lui faire la bise, je découvre - chose rare de nos jours chez les jeunes filles - qu'elle a en plus deux-trois poils au menton. Vous voulez le fond de ma pensée? J'ai connu une Virginie qui travaillait dans un peep-show en haut de la rue Saint-Denis, avant qu'ils ne la mettent piétonne et ne la changent de sens pour tuer le métier. (...) L'autre Virginie, là, montreuse dans un sex-shop? Jamais ! Même au fond du 93. Les gérants de ce genre de commerce ne travaillent pas pour les bonnes oeuvres.

   Comme vous l'avez compris, le sexe s'avérant impossible, je me retrouve donc à parler livre. Du sien, bien sûr, qui vient de sortir, et comme il m'est tombé des mains mais que je ne peux pas le lui dire (toujours galant avec les dames), pour ne pas décourager une débutante qui n'a aucun avenir dans la peep-show, ni a fortiori comme chanteuse, actrice ou animatrice télé, j'entreprends de lui expliquer, en une vaste périphrase, pourquoi en 1990, le sexe ne peut plus être considéré comme subversif.

   Elle a parfaitement compris. Elle n'est pas si bête, la Despentes, mais comme à l'époque elle préparait Baise-moi! le film, qu'elle s'apprêtait à passer sérieusement à la caisse en jouant les rebelles fémino-trash, à sympathie Jack Lang avec manifs et pétitions à Saint-Germain-des-Prés, elle s'est vite dépêchée d'oublier et la Virginie sur la mauvaise pente, je n'en ai plus jamais entendu parler.

Alain Soral. Misère du désir. Éditions Blanche. 2004.

J'adore.

 

La meuille.

     Écartez-vous de la table, bonnes gens, voici enfin un bon repas.
Henrik apporta plusieurs plats contenant du pain d'avoine cassé en morceaux, puis vint la marmite pleine de foie bouilli, fumant, qu'il versa largement dans chaque plat. La graisse brillait et coulait sur les tas de pain d'avoine, et l'on devait ensuite râper le fromage de chèvre, le répandre, et enfin faire couler la mélasse en longs serpents dorés sur le tout. Il n'y avait plus alors qu'à touiller avec une cuillère de façon à en faire une bouillie, et alors, vrai, ça valait la peine d'y goûter.
    Les douze hommes, assis autour de la table, allongeaient le bras. Quand s'étaient-ils servis de cuillères pour la dernière fois ! À peine se souvenaient-ils d'avoir vécu autrement que de pain et de café. mais ceci était mieux qu'un repas. C'était la grande fête.
    Il est difficile d'imaginer avec quelle rapidité les plats furent vidés... Oui, bien sûr, Henrik Rabben avait encore du foie... en un tournemain, de nouveaux plats furent préparés, et les cuillères de fonctionner.
    Qu'est-ce que c'est... Les plats sont déjà vides ? Les gars commençaient vraiment à y prendre goût.
    Il y en eut un ou deux seulement qui desserrent d'un cran la boucle de leur ceinture. C'est que ce n'est pas tous les jours la fête dans la station.
    Les visages, les barbes, les doigts reluisaient de graisse, de mélasse et de fromage.
Lars dut sortir dans la neige, où le foie se conservait au frais, pour remplir une nouvelle marmite.

Johan Bojer. Le dernier viking (Calmann-Lévy)

 

    Il faisait un froid sec. Le vent avait rassemblé ça et là des monceaux de neige, tout le village donnait une impression de froid. Les pauvres masures qui pour la plupart étaient faites d'anciennes cabanes de pêche - c'est d'elles que le village avait pris naissance - ces abris tout de guingois avec une ou deux de leurs murailles en tourbe - restes des pêches anciennes, avec un unique poisson séché suspendu au pignon, et à leurs fenêtres quelques plantes sans feuilles ni fleurs, plus mortes que vives dans des boîtes de fer rouillées, ou simplement quelque visage de vieille femme, ces maisons donc étaient tapies le long du semblant de chemin sans aucune espèce de souci des étrangers et des passants ; il était rare que l'une d'elles s'ouvrît pour montrer une ménagère curieuse, sachant que sous son tablier ses mains gonflées et gourdes, regardant avec un étonnement sans mesure cette femme sans asile, que personne ne connaissait, et qui n'avait personne à elle que Jésus et son enfant. La bande côtière était extrêmement étroite, la montagne commençait immédiatement et les groupes de maisons se prolongeaient sur les pentes...

    On eût dit que dans ce village le temps n'arrivait jamais à se mettre au beau parce que le bon Dieu faisait sans arrêt des expériences avec le ciel qu'il avait créé. Après la gelée et la neige, il déchaînait le vent qui rassemblait la neige en monceaux. Une fois ce travail terminé, survenait un dégel qui faisait fondre les monceaux entassés à si grand effort. Tout bien considéré, les préférences du Créateur semblaient être pour la pluie avec les diverses sortes de puanteur qui l'accompagnent, venant de la mer et des algues, des poissons et de leurs débris, de l'huile, des goudrons et des balayures. Et de la montagne descendaient au moins une cinquantaine de ruisseaux qui traversaient tous les potagers du village, formant des lacs dans les cabanes et des cascades jusqu'à la rue. Certains envahissaient même les maisons, remplissaient les caves et les cuisines, apportant aux enfants les rhumes, les pleurésies et la mort. Les rues et les chemins du village n'étaient plus qu'une couche épaisse de boue neigeuse et glaciale. On n'y rencontrait de toute la journée que des enfants chétifs nageant dans de mauvais souliers, le nez tout bleu de froid, une femme de temps à autre allant faire ses achats et des chevaux esquintés, enduits de fumier tout le long de leurs cuisses. Cependant, des amas de nuages, grisailles hivernales, tantôt s'effilochaient paresseusement sous le ciel et tantôt se pressaient autour du faîte des montagnes d'un sommet jusqu'à l'autre. Quand le verglas était redevenu de l'eau et n'était plus rien que puanteur et saleté, un brouillard s'élevait, dont l'humidité était plus froide encore. De nouveau la terre se glaçait car il était difficile de trouver sur l'heure une forme nouvelle de mauvais temps, et par un beau soir de gel le ciel pouvait s'éclaircir, les astres s'allumer et la lune resplendir conformément aux prévisions de l'almanach. Le Créateur prenait le temps de réfléchir. Et le lendemain amenait à coup sûr une tempête de neige du matin au soir et même le jour d'après, puis c'était le froid de nouveau, puis le vent rassemblait la neige en monceaux et l'existence ainsi tournait en rond dans ce village, pareille à un serpent qui se roule sur lui-même et se mord la queue. Et le Créateur continuait sans interruption, - sans doute y trouvait-il quelque plaisir.
Et pour les habitants la vie était une sorte d'accompagnement à cette absurdité atmosphérique. Le cycle de leurs fatigues et de leurs misères suivait le cycle du mauvais temps, toujours en rond, sans résultat. Une puissance maligne semblait les avoir condamnés à pêcher au large absurdement cet éternel poisson par tous les temps, à lui enlever la tête, à le vider, à le laver, à le saler, à le mettre en tas pour l'été. Mais ils avaient beau s'évertuer, entraînés sans répit dans ce mouvement perpétuel, ils n'en tiraient aucun profit. Tout retombait au même gouffre, quel que fût leur paiement : parts de pêche ou salaire fixe ; leur compte chez Johan Bogesen engloutissait tout. Cette phrase : le compte chez Johan Bogesen, était en elle-même abstraite comme un dogme, comme la croyance en la révélation divine, en la rédemption du Christ. Mais les conséquences étaient aussi tangibles que le pain et le vin de la Sainte Communion. Elles signifiaient un crédit continu dans les années de mauvaise pêche, la tranquillité lors des méventes du poisson, le papier goudronné, la peinture, les raisins de Corinthe, la cardamome, le cédrat confit, les petits seaux peinturlurés pour les enfants à Noël et enfin surtout cette sorte de religion incomparable signifiait la certitude qu'on ne serait pas enterré aux frais de la commune, ce qui était le pire opprobre, l'humiliation dernière aux yeux du village, tandis qu'au contraire avoir de quoi se faire enterrer passait pour une marque de vraie supériorité et d'honorabilité parfaite.

Halldor Laxness Salka Valka, petite fille d'Islande (Gallimard)

 

    Ça a débuté comme ça. Moi, j'avais jamais rien dit. Rien. C'est Arthur Ganate qui m'a fait parler. Arthur, un étudiant, un carabin, lui aussi, un camarade. On se rencontre donc place Clichy. C'était après le déjeuner. Il veut me parler. Je l'écoute. « Restons pas dehors ! qu'il me dit. Rentrons ! » Je rentre avec lui. Voilà. « Cette terrasse, qu'il commence, c'est pour les oeufs à la coque ! Viens par ici ! » Alors on remarque encore qu'il n'y avait personne dans les rues, à cause de la chaleur ; pas de voitures, rien. Quand il fait très froid, non plus, il n'y a personne dans les rues ; c'est lui-même que je m'en souviens, qui m'avait dit à ce propos : « Les gens de Paris ont l'air toujours d'être occupés, mais en fait, ils se promènent du matin au soir ; la preuve, c'est que lorsqu'il ne fait pas bon à se promener, trop froid ou trop chaud, on ne les voit plus ; ils sont tous dedans à prendre des cafés-crème et des bocks. C'est ainsi ! Siècle de vitesse ! qu'ils disent. Où ça ? Grands changements ! qu'ils racontent. Comment ça ? Rien n'est changé en vérité. Ils continuent à s'admirer et c'est tout. Et ça n'est pas nouveau non plus. Des mots, et encore pas beaucoup, même parmi les mots, qui sont changés ! Deux ou trois par-ci, par-là, des petits » Bien fiers alors d'avoir fait sonner ces vérités utiles, on est demeuré là assis, ravis, à regarder les dames du café.

Louis-Ferdinand Céline. Voyage au bout de la nuit (Denoël, Gallimard)

 

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Je suis un héros / Les Chinois